Une Nuit en
Flandre
Une nuit en Flandre. Roman
236 pages, 130 x 190 mm
Collection originale | no. 15
Parution: 14 mars 2024
ISBN: 978-2-940718-37-5
Maurice Darier, Une Nuit en Flandre, Aux Presses Inverses, 2024, pp. 119-121.
Jean venait de temps à autre à l’Ancre, lors d’une escale, ou entre deux emplois. À trente ans, il avait vu Perth, Goa, Battambang. Il avait été cuisinier, puis matelot. Après onze ans dans la marine marchande, il venait de décrocher un emploi de quartier-maître à bord du cargo le Tonkin en partance pour Java. Sa prestance était naturelle : il vivait dans la certitude du succès futur, laquelle lui accordait la grâce du succès présent. Il était officier, sans l’être. Il était beau, sans l’être tout à fait. Cette disposition d’esprit favorisait en lui un optimisme tendre. Il avait le regard doux, persuasif, d’un homme confiant en quête d’admiration. Si celle-ci lui était accordée, il la recevait sans surprise. Il ne s’en vantait pas. Si elle faisait défaut, il ne s’en souciait pas. Il conservait la sobriété de celui qui espère sereinement en lui-même. Son aplomb sans forfanterie lui attirait les sympathies dans les bars. Il était sociable, sans jouer le premier rôle : il lui suffisait d’être reconnu et bien accueilli pour être content.
Au bout d’un moment, Pierrette vit qu’il avait engagé la conversation avec Céline. La jeune femme semblait y trouver du plaisir. Comme elle passait près d’eux, Pierrette entendit qu’il lui racontait ses périples : Goa, Battambang ; il n’avait pas changé de répertoire. Une vie ne se change point. Jean racontait simplement la sienne, toujours la même, aux femmes rencontrées dans les ports. Sans affectation, telle qu’elle était, dans son évidence; avec la saveur de la réussite, sans qu’elles devinent en quoi elle consistait, cette réussite, latente, qui rendait le récit étrangement beau et précieux.
Quand Charles, en retard, vint chercher Céline, il était huit heures. Jean était parti. Le père et la fille sortirent sur le quai, baigné des dernières lueurs du crépuscule. Les réverbères étaient allumés. Le vent avait fraîchi. Le ressac, en bas de la digue, se faisait plus insistant. Au port marchand, un cargo appareillait. En regagnant la voiture, ils le virent qui sortait de la rade et gagnait lentement la pleine mer. Céline sentit son cœur se serrer. Le Tonkin appareillait dans une semaine. Elle avait accepté de revoir Jean le
lendemain. Elle n’en dit rien à son père.
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